Burundi - Semaine 4

Publié le par Jabla

Ourakomêyê ?

 

 

 

 

Comment ? Vous ne parlez toujours pas kirundi ? Bon, tout pareil de mon côté. Entre nous je n’ai malheureusement pas trop le temps de progresser. Surtout qu’ici les gens mélangent allégrement swahili et kirundi, alors c’est un peu mission impossible. Parfois en voiture en allant visiter mes programmes j’essaye de me rappeler quelques petites expressions comme « on y va », « au travail » ou « je bois de la Primus ». A défaut d’être super utile, ça fait rire les gens, et parfois je fais illusion 1/10ème de seconde, mon interlocuteur se demandant si je parle réellement kirundi. Ca dure rarement plus. L’accent peut être.

 

 

Sinon, vos avez bien lu, j’ai bien écris mes programmes.. Pourtant un logisticien n’est pas censé avoir ses propres programmes. Au mieux il fait du support. Non ? Sauf que là, Eric le responsable du département « Sécurité Alimentaire » est bel et bien parti et son tant attendu remplaçant a finalement décliné l’offre d’ACF… Qui va reprendre la boutique ? C’est bibi ! Je fais le taf d’un agronome désormais, jusqu’en décembre a priori, mais avec ACF, rien n’est moins sûr ! Alors impossible de faire des plans… Heureusement j’arrive en période de fins de programmes, phase qui nécessite plus un logisticien (que je suis dans l’âme, non ne rigolez pas !) qu’un spécialiste de la germination précoce des graines de haricots volubiles… N’empêche que j’ai eu à gérer mon premier cas de stock de semences charançonnées et c’est relou ! Ces petites bêtes aiment bien le chaud, elles ont tendance à s’infiltrer dans les sacs situés en haut des piles. En plus de niquer les semences en diminuant leur taux de germination, elles font un bruit fou … On a tout de même 1,5t à échanger. Et ça traîne. Mes encadreurs agricoles avaient oublié de faire les tests organoleptiques (je frime avec tous ces mots techniques… cela signifie juste d’utiliser ses sens comme le toucher, l’ouïe ou l’odorat) avant d’accepter ces semences. Tout de même, tout agronome qui se respecte sait qu’un stock de semences charançonnées moins de 3 semaines après son achat l’était forcément lors de l’achat. Petite erreur de leur part donc… Tout ce que j’espère c’est que notre sorgho ne va pas trop morfler. Franchement, c’est fou ce qu’on apprend en traînant avec des agronomes ! Allez, j’arrête avec mes considérations rurales, je prends un peu de recul et je vous livre le détail (non exhaustif) des activités de la « Food Sec » de Ruyigi.

 

 

Mon nouveau taf comprend toujours l’aménagement de 30 hectares de marais sur lequel j’avais initialement été affecté, avec toutefois en plus des distributions de vaches (50), de taureaux (5), de chèvres (144), de boucs (16), d’arachide, de sorgho, de haricots (plus de 20 tonnes en tout), de décortiqueuses (3), de centaines de pelles, houes, bêches, brouettes, sceaux, de l’huile… J’en passe et des meilleurs. Le tout dans des coins impossibles à atteindre. Ca va être folklo tout ça, je le sens. Comme c’est un peu con de filer des vaches ou des chèvres toutes seules, on a également construit des étables et des chèvreries pour les abriter. Eh oui, ACF ne fait pas les choses à moitié! En gros, la « food security » ou « sécurité alimentaire » consiste à assurer aux gens une autonomie alimentaire. Pour arriver à ce but, plusieurs méthodes existent. ACF peut par exemple donner de l’argent pour louer des parcelles à des gens démunis. Mais ça ne suffit évidemment pas. Il faut aussi fournir le matériel pour exploiter les terres, ainsi que les semences et engrais nécessaires à une bonne récolte. Ensuite les groupements reçoivent une formation en gestion de stock de semence et en techniques d’exploitation. Tout cela contribue à les relancer. ACF peut aussi aider des bénéficiaires à monter des boutiques d’intrants semanciers (engrais…). Il suffit de construire les boutiques, de former les gens à la gestion (stock, commandes…) et de fournir les stocks de départ en espérant ensuite que tout ça fonctionne sans nous. Dans le cas des marais, leur aménagement va permettre aux bénéficiaires d’accéder à la terre et de cultiver leurs parcelles avec des taux de rendement supérieurs à la moyenne. Il faut juste creuser plusieurs kilomètres de canaux primaires, secondaires et tertiaires, construire 2 barrages, 2 seuils de stabilisation et autant de points de jonction. Sur le chantier, entre 100 et 150 personnes viennent tous les jours, sans compter les maçons et autres staffs qualifiés. Mon job, c’est de superviser tout ça. Si, si. De veiller à la distribution de 900 sacs de ciment, 144 bennes de moellon et 88 de sable. J’ai été amené à louer des bennes, avec plus ou moins de succès d’ailleurs. L’une d’elles ne passait pas le pont qui menait aux marais par exemple. 2 jours de perdus. Le chantier se situe à plus d’une heure de route de notre base, je passe beaucoup de temps sur les pistes à bouffer de la poussière. Surtout qu’on doit être rentré à la base à 16h au plus tard. Sécurité oblige. Petit détail qui compte, nos caisses sont plutôt pourries. Tous les soirs, douche obligatoire. Les cheveux rouges c’est pas top top. Juste pour info, les programmes décrits ci dessus, sont essentiellement financés par le HCR, et les bénéficiaires sont des rapatriés de 1972 et 1993 qui rentrent au Burundi souvent sans grand chose pour reprendre une vie normale. Les plus chanceux d’entre eux ont passé 7 ans dans des camps de réfugiés, entièrement pris en charge. Pas évident de se réinsérer dans la société. Heureusement plus de 80% ont retrouvé leur maison, c’est déjà ça.

 

 

Le taf est super intéressant, c’est très complet, ça va du management d’équipe (15 personnes : agronomes, vétérinaires, garde forestier, animateurs…), en passant par la logistique, la compta (beurkkkk), les ressources humaines, la stratégie ou le PR. Bien évidemment on espère que toutes ces activités auront un impact durable sur le niveau de vie des populations. Tout est fait en ce sens. Le Burundi est extrêmement pauvre, et les personnes démunies ici vivent dans des conditions inimaginables. Pas de terre, pas de bétail, pas de nourriture. Juste leurs bras à vendre pour 800 FBU par jour (même pas 1 dollar). Pour info une machette ça coûte 2500 FBU, un pain 500 FBU, une chèvre 18000 FBU et une bière 800 FBU… Les gens ici sont vraiment dans la merde, et les bénéficiaires des programmes ACF et des autres ONG sont ceux qui sont encore plus en dessous des seuils, même burundais. Il n’y a pas beaucoup plus qu’une seule route bitumée dans tout le pays. Le seul produit qu’on puisse trouver partout sans trop de problèmes c’est la bière. Une grande partie du pays n’a pas d’électricité, d’eau courante ou d’accès aux soins et à l’éducation. Bien entendu, tout ça c’est sans compter les actes de banditisme (certains finissent lynchés par la population excédée), la recrudescence des activités de la guérilla FNL et les tensions ethniques encore sous-jacentes, même si les gens n’en parlent pas ouvertement… Le Burundi vit de l’aide alimentaire, une de ses principales sources de revenus. Sans les ONG ce pays aurait probablement sombré depuis bien longtemps. Encore plus profond. La vie dans les collines est très éprouvante, il n’a pas plu depuis des mois, les dernières récoltes ont été mauvaises, les gens ont déjà fini leurs stocks et il leur faudra attendre plusieurs mois avant de pouvoir récupérer quelque chose. Des épidémies ont ravagé les récoltes de sorgho (la mosaïque) et de riz (des pucerons). Dans le Nord la crise alimentaire s’installe insidieusement, si personne ne fait rien des dizaines milliers de Burundais peuvent potentiellement mourir de faim d’ici quelques semaines. ACF vient d’acheter 20 tonnes de nourriture à distribuer d’urgence, la « soudure » entre les récoltes n’est pas assurée… C’est vraiment la merde. Sur Ruyigi, mes programmes concernent environ 11000 ménages. Une goutte d’eau, mais si nos projets (étables, chèvreries, boulangerie, boutiques… et même cinéma dans une autre province) fonctionnent, au moins ces personnes seront sorties du dénuement et du cercle vicieux de la misère.

 

 

Souvent on me demande si je ne trouve pas ça choquant d’être témoin de telles situations à longueur de journée. De côtoyer la misère absolue, dans un pays ou la pauvreté est pourtant la norme. Et de fait, en raison de ma nouvelle position, je suis dorénavant amené à me rendre au contact des bénéficiaires de manière quotidienne, contrairement au responsable de base qui passe plus de temps avec le gouverneur de la province, le HCR ou les autres représentants d’ONG. J’estime avoir plus de chance que lui en assistant à des ouvertures de boutiques, à des locations de parcelles, à l’édification des barrages ou à la distribution de semences. Je me retrouve bien souvent au cœur de l’action. En première ligne. Pourtant, ici la perception de la pauvreté extrême est atténuée. Elle constitue sinon la norme, la réalité malheureusement pour une grande partie de la population burundaise. Ici pas d’opulent industriel qui roule en grosse mercos, avec des  enfants en guenilles qui lui courent après à la sortie du country club. Les riches burundais sont discrets, soit ils vivent à Bujumbura où la misère des collines est occultée, oubliée voire niée. Le décalage est grand parmi la toute petite population du pays.

 

 

Nos frais quotidiens (bouffe essentiellement) étant pris en compte par ACF, je dépense en moyenne 2000 FBU (moins de 2 euros) les grosses semaines sur Ruyigi, brochettes, piscine et ciné dans la foulée. On est souvent bien trop nazes la semaine pour faire quoi que ce soit. En revanche un week-end à Buja, et c’est Johnny la Flambe, au moins 30 euros en 2 jours, avec passage au marché à souvenirs, restau, piscine et bières ! Mais un tel enchaînement est rare. Les Burundais d’ailleurs trouvent ces loisirs hors de prix… Mais je n’aime pas trop Buja. Trop de trafic, de gens stressés. Trop grande. Et les contraintes de sécurité sont frustrantes. De loin, je préfère rester ici à me la couler douce les week-ends, à passer un peu de temps avec les enfants du CNT. A Ruyigi je profite du calme et de la nonchalance ambiante, des soirées de Lino. Alors plutôt que de fréquenter les bars ou les « étudiantes » aux courbes hallucinantes sont légion, je me rends avec tout autant d’enthousiasme à « lubumba », notre cabaret local. Burundais souriants, musique tanzanienne ou burundaise, reggae sud-africain, bière chaude et brochettes de chèvres constituent pour moi le cocktail gagnant. A Ruyigi on va payer 1150 FBU (moins d’un euro) pour le déchargement d’une tonne de marchandises, une brochette (plat bas de gamme par excellence) à Bujumbura dans un restaurant un peu classe revient à 4000 FBU, soit 40 sacs de 100 kilos à porter sur 50 mètres par 1 seule personne… Pas donnés les 5 bouts de viande grillée… Les gens de mon staff gagnent plutôt bien leur vie comparés aux standards burundais, je peux dire qu’en moyenne un encadreur agricole va gagner 140.000 FBU (un peu plus de 100 euros) par mois, ça peut monter à 180.000 FBU selon l’ancienneté, mais guère plus.

 

 

Surtout n’allez pas croire que l’ossature gouvernementale du Burundi est à l’agonie, tout existe et fonctionne super bien. Ici un juge peut par décision de justice faire saisir à la base du salaire le versement d’une pension alimentaire. Tout licenciement doit suivre une stricte procédure. L’impôt porte sur plus de 30% des revenus. Périodes d’essais et stage sont courants… Bien entendu pots de vin, corruption et délits d’initiés sont monnaie courante. Tout fonctionne pour qui connaît la machine et ses rouages. Elle tourne et c’est là le principal. Même aux heures les plus sombres de l’histoire burundaise, les administrateurs communaux rapportaient fidèlement aux gouverneurs de provinces le résultat des discussions collinaires (la plus petite entité administrative du pays est la colline, c’est dire son importance). Voilà tout le paradoxe d’un pays doté d’une cour des comptes, d’un conseil d’état, d’un ordre des médecins, des avocats, d’un système bancaire, d’une horde de fonctionnaires zélés : inspecteurs des impôts, rapporteurs communaux, responsables de la voirie, conseillers politiques, policiers, militaires, juges, assesseurs, huissiers… mais dont une partie non négligeable de sa population a à peine de quoi survivre quelques semaines. Cruel paradoxe pour ce pays autrefois surnommé la Suisse africaine.

Publié dans Trips

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