Burundi - Semaine 1

Publié le par Jabla

Karibu !

 


 
Désormais vous en savez (presque) autant que moi en swahili, une des quelques langues largement comprises et parlées en République du Burundi. Bien que les deux langues officielles soient le kirundi et le français, du fait d’une longue frontière avec la Tanzanie et d’une proximité avec le Kenya le swahili est beaucoup utilisé par les Burundais, tout au moins à Bujumbura, capitale du pays. En dehors de cette « ville », les gens parlent généralement exclusivement kirundi. Venez au Burundi qu’ils me disaient, ce pays est francophone !

 

Je dois avouer que je n’ai pas encore totalement assimilé d’être finalement arrivé dans la région des grands lacs. Après mes expériences égyptienne et australe qui remontent déjà à quelques années, me revoilà en Afrique. Mais cette fois ci, en Afrique Noire ! J’avais été tellement déçu de la difficilement identifiable « africanité » de l’Afrique du sud que je me devais de donner une nouvelle chance à ce continent. Le trajet en avion a été des plus monotones, et il a fallu attendre d’apercevoir la savane depuis la salle d’attente de l’aéroport de Nairobi en attendant notre vol pour Bujumbura pour que je commence à véritablement réaliser que j’étais désormais en pleine « terra incognita ». Le soleil se levait à peine au loin juste derrière les pistes d’atterrissage et les quelques avions - de ligne – stationnés. On discernait ce paysage si typique des habitués des reportages animaliers des chaînes du National Geographic ou de Discovery Channel. Un ciel orangé, une savane jaune, ocre et déserte, peuplée de ci de là de baobabs aux formes si africaines… Y apercevoir des lions ou des gazelles ne m’aurait guère étonné je dois l’avouer. Mais bon, on a rien vu.

 

Moi qui pensais effectuer le dernier tronçon de mon voyage dans un vieux coucou, j’ai été bien déçu : Boeing 757 au programme, avec plateau repas et hôtesses souriantes bien conventionnels ! Il m’a fallu attendre 3 jours pour goûter aux joies du Dornell 228 du PAM (Programme Alimentaire Mondial) de 16 places qui assure une liaison quotidienne entre Bujumbura, Ngozi, Ruyigi, Muyinga, Makamba et Buriri les principales villes du Burundi pour les personnels ONG. Ce pays est minuscule, mais entre l’état des routes, une relative insécurité et 80km parcourus en 2 heures, le choix est vite fait. Ces vols sont assurés par des pilotes Sud-af en manque de sensations fortes. Pour corser un peu ces trajets qu’ils doivent trouver monotones, ils cherchent nuages, trous d’air et autres délices pour anxieux en avion ! J’en connais qui adorent, personnellement ça ne me déplaisait pas, tout excité que j’étais de finalement pouvoir jeter un coup d’œil aérien au Burundi. Des collines, des collines et encore des collines ! On entre petit à petit dans la petite saison des pluies qui avec un peu de chance arroseront cette terre rouge et sèche que j’ai aperçu depuis les airs.

 

J’ai commencé à vraiment réaliser ce que je faisais en atterrissant à l’aéroport international de Bujumbura. L’unique piste ne peut pas accueillir un grand nombre de rotations, mais bon, faut avouer que nous ne nous trouvons pas sur un hub non plus. Mis à part l’avion tout rouillé (à l’abandon j’espère…) de Air Burundi et d’un Boeing de la Ethiopian Airlines, il n’y avait que de vieux avions tout argentés, à la carlingue composée de carreaux brillants au soleil ! Mais comment oublier les camions remplis de militaires UN au bord de la piste qui avaient installé des mitrailleuses lourdes sur le toit de l’aéroport. Welcome to Africa !

 

 

Mes premiers pas au Burundi ont été rares et mesurés. Les consignes de sécurité (couvre feu, no-go areas…) très strictes chez ACF limitent énormément les déplacements, et le rythme de mes soirées de départ combiné avec un long voyage (sans décalage horaire, heureusement) m’ont mis KO, dans un premier temps tout au moins. Ensuite mon responsable logistique qui rentrait juste de break de Zanzibar en Tanzanie souffrait du palu… Impossible d’être correctement briefé sur mon futur job. En revanche le chef de mission tenta de brosser un premier tableau sur la situation géopolitique régionale. Et franchement c’est le bordel ! Il faut rappeler que le Burundi est voisin de la RDC (République du Congo), qui accueille depuis de nombreuses années ce que certains ont nommé la « guerre mondiale africaine ». L’intensité des affrontements et le moral des troupes ont beau avoir considérablement diminué ces derniers temps, il ne reste pas moins encore beaucoup (trop ?) de protagonistes. Entre le FPR tutsi (front patriotique rwandais), les maï-maï, les FARDC (forces armées de la République du Congo, le FNL hutu (front national de libération), le CNDD-FDD, les FDLR hutus (combinaison d’ex FAR – forces armées rwandaises - et de milices devenus récemment rastas) difficile de faire la différence. A cela, rajoutez la MONUC (force des Nations Unies) chargée du désarmement… Impossible de s’y retrouver. Si d’aventure l’un d’entre vous souhaite lancer un nouveau mouvement de guérilla au Congo ou dans sa région, j’espère qu’il saura faire preuve de suffisamment d’imagination pour trouver un nom original ! Pas évident de trouver une combinaison inédite…

 

Au Burundi fort heureusement des 7 mouvements de guérilla actifs il y a encore quelques années, il ne reste plus qu’une seule faction belliqueuse dans les environs de Bujumbura (Buja), dans une zone nommée Bujumbura Rural.  On parle bien de quelques incursions armées ou de tentatives de recrutement de cette force du FNL, mais la situation est très calme en comparaison des 10 ans de guerre civile qui s’étalèrent entre 1993 et 2003 et qui firent plus de 300 000 victimes. Les rares cas de violence recensés relèvent plus du brigandage que d’une réelle volonté de déstabilisation politique. A l’aube de pourparlers de paix et en plein milieu du processus électoral, les FLN tirent bien quelques coups pour montrer qu’ils existent encore et qu’il faudra compter avec eux. Rien de plus.

 

Grande nouvelle. Désormais appelez-moi « Romeo Juliet 3.6 »,  c’est mon nouveau nom ! Tout expat’ se voit confier un handset. C’est une radio VHF qui permet de communiquer jusqu’à 5 kilomètres. Les autorités burundaises nous autorisent à utiliser un canal par mission, et tout déplacement doit être signalé au chef opérateur de notre base. Une des caractéristiques de la VHF, c’est qu’une fois sur un canal, on entend tout ce qui se passe. Voilà pourquoi il est très important de s’identifier clairement ainsi que son interlocuteur. Toute conversation (forcément écoutée) est ponctuée de « terminé », « à toi », « copie moi ça » et autres « je te reçois 3 sur 5 ». Chacun sur la base reçoit un code, tout comme les maisons, le bureau, l’aéroport… De même, sur chaque route des points de repères sont déterminés, un code leur ait attribué et à chaque passage, le chauffeur doit faire le point. Ainsi en cas de silence radio (forcément suspect), on peut envoyer des voitures très rapidement à des points relativement précis. La sécurité, c’est important pour ACF ! On doit signaler tout déplacement à toute heure de la journée, et porter ce handset en permanence… En boîte, ça donne une certaine contenance, j’en suis sûr ! En tout cas, je ne me plaindrai plus de l’esthétisme des portables, un handset Motorola GP360 ferait passer un portable Thompson de l’année 1986 pour un modèle de discrétion ! J’avoue, pour le moment j’aime bien faire des annonces radios. « Base pour Romeo Juliet 3/6. A vous. » !

 

Pour finir, j’ai tout de même eu mes premiers contacts avec ce qu’on appelle le terrain. Le terrain est cette drogue qui fait tenir les humanitaires. C’est pour lui qu’ils bossent en moyenne 60h par semaine, payés une misère dans des conditions déplorables (pour le moment on a pas d’eau chaude…). Il y a ceux qui le parcourent en tout sens à toute heure (en dehors des heures de couvre feu), et ceux qui n’y vont que rarement, leur boulot les obligeant à rester derrière un ordinateur afin de tenir la compta ou le suivi des missions. Quelle que soit leur implication, aucun ne peut s’en passer. C’est sur le terrain que nous pouvons pleinement mesurer la dimension de notre sacrifice. On y rencontre les « bénéficiaires ». On peut visiter les maisons, les étables, les hangars, les barrages construits pas ACF...

 

Dans le cas d’ACF, c’est là qu’il est possible de prendre le pouls de la lutte contre la malnutrition. Pour faire simple il existe 2 cas de malnutrition : la modérée et la sévère ou aiguë. ACF agit au niveau de cette dernière, quand les structures étatiques ne peuvent plus assurer un minimum pour leurs populations. Il faut être conscient du fait que la malnutrition sévère ou aiguë est une maladie extrêmement grave, car mortelle surtout quand elle touche les enfants de moins de 5 ans. A la télé se sont les enfants décharnés ou souffrants d’œdèmes (gros ventres…). La réponse à la malnutrition sévère ou aiguë est un centre thérapeutique nutritionnel (CNT), qui prend en charge 24h/24h pendant une période de 25 à 30 jours les enfants malades et éventuellement leurs familles. Les gens sont mis au courant de l’existence des CNT par des éclaireurs qui sillonnent la région en motos. Si besoin est, ACF affrète des véhicules pour transporter les bénéficiaires jusqu’aux centres. Les CNT sont presque toujours situés à proximité d’un hôpital pour pouvoir traiter les pathologies graves au cas échéant. Il s’agit dans un premier temps (phase 1) de rétablir le métabolisme de l’enfant en les réhydratant pour notamment rétablir leur équilibre en sels minéraux. La phase 1 dure de 2 à 5 jours selon la gravité des cas. Les enfants qui souffrent de malnutrition sévère ne peuvent plus rien absorber, ils sont soit en « kwashiorkor » (ventres gonflés, oedèmes), soit en « marasme » (peu de mouvements, yeux révulsés…). S’ils survivent et que leur métabolisme est rétabli, ils passent alors en phase de transition pendant une dizaine de jours avec une alimentation plus riche. Enfin ils atteignent la phase 2. Là ils prennent de 5 à 8 repas quotidiens de lait hyper énergétique afin de leur faire gagner suffisamment de poids pour rejoindre les moyennes acceptables. Une fois l’équilibre rétabli les enfants quittent le centre. Sur place ils ont été pris en charge ainsi que leurs familles par des psychologues qui les suivent, jouent avec eux et essayent de leur rendre le sourire. Quel bonheur de voir une petite redevenir capricieuse !

 

J’ai visité cette semaine mon premier CNT. Et là en voyant tous ces enfants squelettiques et leurs mères j’ai enfin  compris ce que je faisais. Ce pour quoi ACF se battait. Ce matin on a fait un tour des marais dont je vais devoir superviser les travaux d’installation (impliquant un problématique achat de 48t de béton), ainsi que des hangars, des boutiques et des étables sur le modèle de celles dont je vais suivre chaque étape de la construction. On a fait 4 heures de bonne piste pour s’y rendre. Les seuls véhicules en circulation sont les gros 4*4 des divers ONG présentent sur le terrain (Caritas, UNHCR, GTZ, MSF…) et autres militaires. N’oublions pas les nombreux vélos suicidaires qui peuvent transporter jusqu’à des poutrelles ou des poteaux télégraphiques… ! Quand on sait qu’ils n’ont souvent pas de freins, c’est impressionnant… Réflexe symptomatique, les piétons se rangent très rapidement sur le bas coté quand ils nous aperçoivent. Les accidents doivent être nombreux et violents sur ces pistes. D’un autre coté, souvent les riverains nous saluent en souriant. Au moins ils ne manifestent aucune hostilité envers nous. Signe que les temps changent au Burundi. En tout cas, difficile de se dire que tous ces gens d’apparence si paisible, pour certains se poursuivaient à grand coup de machettes ou de grenades il n’y a pas si longtemps que ça…

 

Voilà que je finis ces lignes au son du générateur de notre bureau qui n’arrive pas à couvrir l’appel si familier du muezzin ! Eh oui, il y a tout un quartier musulman ici. Quelle joie de réentendre cette douce mélodie. Ca ne vaut pas les appels en cascade et en stéréo d’Istanbul, mais ça a son petit charme au milieu des collines burundaises ! C’est surtout si inattendu.

 

Voilà pour mes premières impressions burundaises…

Publié dans Trips

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A
Salut <br /> <br /> il semble qu'effectivement tu sois réellement un foutu; un peu de réalisme dans un océan de c.....ries. <br /> En tout cas bravo pour l'apologie de la foutitude et donne un peu des nouvelles. Je ferai des commentaires sur le contenu de ce blog un autre jour, j'ai mieux a foutre que de lire les élucubrations de rebus de la société. <br /> A bon entendeur, shalom
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E
Hehehehe, plaisir de nous voir dans la meme réalité. Après l'ESC, puis l'équipe de rugby, l'ONG....en espérant se retrouver sur une même mission très prochainement...we keep in touch! El Mario
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C
<br /> <br /> Guerre, banditisme, maladies, rackets : les habitants du Nord-Kivu, à l'est du Congo, étaient abandonnés à leur sort. Une équipe de Médecins sans frontières vient s'installer au coeur de leur forêt<br /> <br /> <br /> JAMBO ! Bienvenue à Kiwanja !" Filipe, la quarantaine bien entamée, vêtements flottants sur silhouette noueuse, accueille les nouveaux venus exténués. Ils s'extirpent du 4 × 4. Le frêle Benjamin, 24 ans, visage mangé par des lunettes d'écaille, puis Didier, son aîné de vingt ans. Les deux Français portent le même tee-shirt poussiéreux imprimé du logo rouge de Médecins sans frontières.<br /> <br /> La route est longue pour rejoindre Kiwanja, au Kivu, à l'est du Congo. Dix heures d'avion, de Roissy à Entebbe, via Bruxelles et Nairobi. Une nuit à Kampala, dans la mission MSF d'Ouganda, et nous prenons la piste. Six heures jusqu'au poste-frontière de la République démocratique du Congo, " Terre d'espoir, pays d'avenir", signale la pancarte écaillée sur la guérite du poste douanier. Trois heures, ensuite, jusqu'à Béni. Le lendemain, quatre heures encore, jusqu'à Kayna, au sud. Puis deux nouvelles heures, en direction de Kawinja. Au total, trois jours de périple.<br /> <br /> La nouvelle équipe MSF a eu le temps de s'accoutumer aux changements, aux couleurs du temps, aux paysages multiples, brousse, savane, forêt, aux parfums lourds et humides qui emportent tout. Elle a découvert les gens. La manière qu'ils ont de s'insérer dans ces paysages démesurés, les clartés pâles, écrasantes, avant les premières pluies. Silhouettes minces, à bicyclette, à Mobylette, à pied, portant, hissé sur des engins roulants, sur les épaules, à bout de bras ou sur le crâne tout leur nécessaire. C'est par téléphone, dix-sept jours plus tôt, que Benjamin a été recruté par le siège de MSF, rue Saint-Sabin à Paris. " Nous ouvrons une mission au Nord-Kivu, à Kiwanja, RDC. Contexte de conflit. Votre CV de logisticien colle au profil recherché. Une infirmière expérimentée et un responsable de terrain seront des vôtres. Départ fixé au 5 août. Durée de la mission : six mois. Ça vous dit ?" Benjamin s'accorda une nuit de réflexion, pour la forme. " Je serais parti n'importe où. J'en avais assez de l'usine, des mecs cassés, je voulais échapper à ça." Didier, médecin urgentiste à Montreuil, " OS de la médecine" comme il dit, aurait préféré l'Asie. Mais " urgence pour urgence, pourquoi pas l'Afrique ?" Première mission humanitaire pour tous les deux.<br /> <br /> Jusque-là, ils ignoraient tout de la province de Rutshuru, Nord-Kivu. Douze feuillets courriel, expédiés par le desk MSF, leur ont fait comprendre qu'ils allaient travailler sur un vaste territoire forestier, gorgé de ressources, s'étirant du nord de Goma aux rivages du lac Edward, borné à l'est par les frontières rwandaise et ougandaise. A l'ouest, le parc national de Virunga, prisé des chefs d'Etat amateurs de chasse aux fauves, au temps du maréchal Mobutu. L'état des lieux politiques est précaire, disaient les documents...<br /> <br /> Peuplé à 80 % de Banyarwandas, rwandophones d'origine hutue pour la plupart, à 20 % de Bantous, les Nandes, le Rutshuru est l'un des principaux foyers des guerres qui ensanglantent le Kivu depuis 1996. Les acteurs sont nombreux : Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), composées de réfugiés hutus rebelles au régime de Kigali, et parmi elles les sombres milices Interhamwe, génocidaires des Tutsis en 1994 ; troupes du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD)-Goma, " vitrine" du Rwanda de Paul Kagame ; partisans du RCD-Mouvement de libération (RCD/ML), soutenus naguère par l'Ouganda, avant de rallier les Forces armées gouvernementales congolaises (FAC). Au coeur de ce chaos, 1 500 casques bleus pakistanais de la Monuc, la Mission de l'ONU au Congo, censée ramener la paix en ces contrées. Dans les territoires qu'ils occupent, rebelles et coalisés doivent aussi compter avec les " forces négatives" qui ont essaimé au fil du temps. Ainsi les milices nationalistes maï-maï, prônant l'expulsion des Tutsis du Congo. Ainsi les " forces de défense nationales", armées par tel seigneur de guerre. Et encore les braconniers et les bandits de tout poil, les " inciviques", comme on les nomme au Kivu. Factions et clans n'en finissent pas de régler des comptes dans le sang des civils, désemparés.<br /> <br /> " Villages pillés, incendiés, récoltes "razziées˜, femmes violées, de 6 à 9 blessés par balles chaque semaine, la première cause d'hospitalisation à l'hôpital de Rutshuru" : installé sous une tonnelle de chaume, sur la terre brune où la table est dressée, Filipe égrène les maux du pays. Au menu, ragoût de chèvre préparé, faute de réchaud, sur un feu de briques de charbon.<br /> <br /> La cour, close par un portail de zinc rouillé, tient du chantier. Deux maçons achèvent l'édification du mur d'enceinte, rehaussé de trois rangs de briques pour assurer la sécurité du poste. Sous les pins enguirlandés d'une profusion de nids piaillants, trois menuisiers scient, clouent, rabotent tables, chaises, étagères de l'habitation, un bloc de ciment gris meublé d'un canapé de velours sans âge et de quelques lits sommaires. Un chien malingre, roulé en boule au pied d'un mât de bois, l'antenne radio de MSF, guigne les allées et venues des nouveaux maîtres.<br /> <br /> " Pas de ligne de front, aucun engagement direct, poursuit Filipe. Des groupes désarticulés, ici et là, bottes de caoutchouc, bérets de traviole, ingérables. Jamais vu tant de flingues ; ça pète comme ça... Quant aux renforts du gouvernement de Kinshasa, 10 000 gars privés de solde depuis des semaines, ils ne font qu'accroître la terreur des populations : ils se nourrissent sur la bête... Les casques bleus ? Ils sont les seuls à ne rien voir, à ne rien entendre, c'est le sentiment de la population en tout cas. Que peut cette dérisoire poignée de soldats de la paix dans cet ouragan ? Bref, nous sommes au coeur de la merde. C'est ce que nous voulions, n'est-ce pas ?" Les récents volontaires ne pipent mot.<br /> <br /> Vieux routier de l'urgence MSF, Filipe, le Portugais, a " fait" le Burundi, l'Angola, l'Abkhazie et la Côte d'Ivoire. Eclaireur, il est arrivé au Rutshuru dix jours avant les autres. Outre la recherche d'une maison et le recrutement du personnel d'intendance - 4 gardiens, un chauffeur, une lavandière -, Filipe a passé son temps à visiter les pouvoirs locaux, gouverneur de province, administrateur territorial, responsables des impôts, des " comités de déplacés", médecin titulaire de la zone sanitaire, chef des Maï-Maï, commandant de la Monuc, officiers des forces gouvernementales, transporteurs routiers, curés, etc. " Aucune animosité particulière à notre égard, poursuit-il. Nous sommes les bienvenus." Benjamin et Didier se détendent.<br /> <br /> " Bon, nous n'avons plus qu'à nous mettre au boulot !", coupe Marie-Jo. Elle, c'est l'infirmière de choc, la " folle furieuse", comme on la dépeint gentiment au briefing parisien pour dire l'entrain de ce bout de femme de 46 ans, toute de nerfs maîtrisés. Habituée des urgences, Marie-Jo fut des premières missions clandestines de MSF en Afghanistan, au début des années 1980. Depuis, la Française a roulé sa bosse, Angola, Ethiopie, Niger, Guinée, Kosovo, Soudan...<br /> <br /> Avec Mao et Delmas, deux logisticiens congolais chevronnés, prêtés par les antennes MSF de Béni et Kayna, l'équipe de Kiwanja est au complet. Au programme de ce premier après-midi, visite au centre de santé de Katwiguru. En accord avec les diverses autorités de la zone sanitaire, la mission MSF s'installera là, au coeur de l'axe routier Nyamirima-Ishasha-Nyakakoma, soumis aux exactions des milices. L'objectif est d'approvisionner le centre en médicaments, sans rupture et gratuitement. Aux côtés de l'équipe médicale locale, rémunérée par ses soins, MSF assurera la prise en charge des soins primaires et lancera un programme de consultations " infections sexuellement transmissibles" pour les nombreuses victimes de viols.<br /> <br /> Quarante-cinq minutes d'une piste crevée d'ornières, de brèches, de failles. Elle serpente entre les parois végétales, denses et compactes. Eparpillés de-ci de-là, des rassemblements de cases carrées, torchis et chaumes, identiques. Manoeuvrée par Tshombé, le chauffeur, la Range-Rover se déplace comme un chat. Il y a foule sur cette piste incertaine, tout se déplace de conserve, piétons, vélos, charrettes à bras, trottinettes géantes des portefaix, vaches, chèvres. C'est le temps des semailles, les pluies approchent. Vautrés sur les bas-côtés, lymphatiques, des hommes armés de kalachnikov baguenaudent, en uniforme et en civil. De quel bord ? Nul ne sait...<br /> <br /> Kilomètre 21. Katwiguru. Un bourg pareil aux autres, sinon ce minuscule bâtiment en dur, façade chaulée, lisérée d'un filet bleu pervenche, sur une esplanade plantée de bananiers. Sur le pas de la porte, deux hommes jeunes, bien mis. " Bienvenue chez nous", salue le plus grand. La silhouette est élégante, plis de flanelle souple tombant sur des chaussures de croco étincelantes. Infirmier titulaire, Innocent est responsable du centre, Sylvain est laborantin hygiéniste. Poignées de main fermes. " Très contents de vous voir parmi nous en ces temps difficiles."<br /> <br /> Le lieu est exigu, le matériel rare. Marie-Jo note : " Il faudra ressouder les étriers de la table gynéco. Pas d'autoclave pour la stérilisation, Sylvain ? - Non, nous faisons bouillir. - Bon, il faudrait réorganiser la grande salle. On enregistrera les patients dehors, sous abri, nous aurons la place pour 4 lits supplémentaires. Qu'en pensez-vous ?"<br /> <br /> De retour à Kiwanja, autour d'une bière Primus, la discussion se poursuit sous la loupiote d'une tonnelle. On pèse le pour et le contre des aménagements envisagés. " Pas question de faire dans la grosse artillerie, dit Filipe. Nous devons respecter l'esprit du centre, son équipe. Agir au plus simple, light, basique." Mao suggère d'édifier une enceinte de bambou autour de la parcelle afin d'endiguer le flot des gosses curieux des Muzungus, les Blancs. Fabien, de la mission de Béni, transmet par VHF une information de Radio-Okapi : selon la Monuc, un bus et un camion auraient été rançonnés sur la route de Katwiguru à Nyamirima. On parle de quatre morts.<br /> <br /> A première vue, l'hôpital du Rutshuru a belle allure. Edifiée par les Belges dans les années 1950, l'architecture judicieuse joue des courants d'air. C'est une succession de pavillons carrés, reliés par de longues allées ombragées. Sous un manguier, un groupe de femmes aux pagnes multicolores bat le manioc, grille des bananes sur des braises. D'autres étendent du linge à même l'herbe drue. Havre de douceur. Mais derrière les murs...<br /> <br /> Le médecin congolais, Martin, est absent. C'est Grégoire, l'infirmier-chef, qui pilote Marie-Jo et Didier. Pédiatrie, labo, radiologie, médecine interne, maternité, chirurgie, partout la vétusté, le délabrement, la ruine. Le cycle des pillages, des violences, le déplacement des populations apeurées provoquent un " cercle vicieux", dit Grégoire. Trop appauvris pour subvenir aux frais de santé, les patients désertent l'hôpital. Faute de malades, l'administration ne peut réunir les ressources nécessaires à la distribution des soins minimaux. " Sans médicaments, à quoi bon utiliser les structures ?" Grégoire s'exprime doucement. " C'est bon que des gens s'intéressent à nous, ça donne courage."<br /> <br /> En traumatologie, le choc est rude. Un dortoir sombre, 20 lits coiffés de moustiquaires grises en chrysalide. Aucun bruit, pas un murmure. Des regards vides se posent sur les Blancs qui s'avancent. Un jeune infirmier prévient, tranchant : il ne jouera pas le guide. " Ma place est ici, avec mes malades." Sans transition, il arpente pourtant la salle, s'arrête au hasard des travées. " Ici, c'est une balle ! Ici, encore une balle ! Là, une autre balle !" Il désigne 7 corps immobiles. " Ici, une balle a emporté la rotule, là, c'est un abdomen. Si j'ouvrais, vous seriez étonnés." Cette femme ? " Poignardée par un incivique." Et celui-ci, l'épaule hachée ? " Un militaire, lâche-t-il. Ceux-là ne paient pas, ils nous font peur."<br /> <br /> Au chevet d'un homme en chien de fusil, visage enfoui sous un épais bandage : " Lui, c'est catastrophique. La balle est entrée derrière, elle a explosé devant. Tout est parti, même le maxillaire. Il est possible de faire quelque chose ?" Marie-Jo hésite : " Il faut ouvrir. Vous avez de la morphine ? - Non." On fait avec les moyens du bord. Dressé sur son séant, le blessé s'abandonne. Nécrose. Marie-Jo propose de le transférer à l'hôpital de Goma. MSF prendra le transport à sa charge.<br /> <br /> Retour à Kiwanja. Les premières pluies tombent. Des trombes brutales, drues, violentes. Le ciel s'emplit d'éclairs cinglants, de fracas. Dans quel état sera la piste de Katwiguru, demain ?<br /> <br />
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